top of page
Reconnaiance-et-education-identitaire.jpg

Résumé de Reconnaissance et éducation identitaire : compétences identitaires et gouvernance scolaire 

 

Ce livre part d’une critique épistémologique des théories contemporaines de la reconnaissance pour aborder le rapport entre l’éducation, le développement identitaire et l’autonomie, et ceci afin d’identifier des pistes pédagogiques et institutionnelles capables d’outiller les élèves pour le travail identitaire auquel ils devront se confronter tout au long de la vie.

​

Suivant le constat que, de nos jours, les individus ont plus de contrôle que jamais sur la manière dont ils se rapportent à eux-mêmes, la question à laquelle répond ce livre, plus généralement, est donc la suivante : que peut faire l’école pour aider les élèves à devenir responsables du rapport qu’ils entretiennent avec eux-mêmes ? La réponse, qui vient en deux temps, prend la forme d’une politique éducative qui met le bien-être professionnel, l’autonomie attentionnelle et l’autorité légitime des enseignants au premier plan.

​

En effet, si le lien entre le rapport positif à soi et l’autonomie est déjà bien établi par les théories de la reconnaissance, notre travail critique permet dans un premier temps de formuler le concept de « compétences identitaires » et ainsi d’investiguer explicitement quelles compétences participent au développement d’un rapport durablement positif, et donc continuellement transformatif, à soi. Ensuite, en confrontant les résultats de ce travail conceptuel tant aux pratiques actuelles qu’aux pédagogies vraisemblablement les plus alignées, une insuffisance de la dimension compétentielle du travail identitaire apparaît. En effet, le langage des compétences ne permet pas de décrire la composante attentionnelle nécessaire pour soutenir le développement de l’autonomie à travers les institutions éducatives. Ainsi, pour aborder la forme spécifique de l’attention propice à soutenir un élan de développement identitaire positif ainsi que les modalités institutionnelles à même de la soutenir, notre enquête se déplace dans un deuxième temps vers le rapport entre l’attention et la gouvernance scolaire. Ce qui ressort de cette analyse est une série de facteurs institutionnels qui facilitent ou qui entravent l’attention collective à la développementalité humaine ou la non-identité du soi – la capacité inéliminable qu’a chacun de faire évoluer son rapport à lui-même. Selon nos résultats, cette forme cruciale d’attention est soutenue lorsque les enseignants disposent d’une autonomie attentionnelle suffisante et arrivent à se développer continuellement au long de leur carrière, tant sur le plan professionnel que sur le plan personnel. Or, la littérature scientifique en matière de gouvernance scolaire montre que de nombreuses évolutions récentes tendent à entraver l’autonomie attentionnelle et contribuent plus largement à l’adoption des postures défensives nuisibles pour le développement d’une forme saine d’attention collective. Ainsi, cette partie du livre conduit à deux chapitres-clés : l’un qui cible les tendances gouvernementales les plus contre-productives, et l’autre qui formule une vision positive des relations pédagogiques réussies, afin d’identifier les configurations institutionnelles les plus aptes à les épauler. Enfin, l’étude se termine en prenant un pas de recul pour examiner les héritages philosophiques qui ont nourri nos réflexions, le rapport entre l’éducation et la conjoncture sociétale et technologique actuelle, ainsi que le rapport entre la responsabilité identitaire et le futur du climat.

​

Ce résumé reprendra les quatre parties du livre, à savoir 1) Le problème de la reconnaissance, 2) Les compétences identitaires, 3) Attention et gouvernance scolaire et 4) L’école, la société et sa transformation.

​

1. Le problème de la reconnaissance

Si la première partie de notre étude ne concerne pas directement la question de l’éducation, c’est elle qui permet d’assoir les analyses éducatives sur un socle théorique solide. Il y est question de comprendre le lien entre le développement du rapport à soi (l’identité), l’autonomie et les phénomènes relationnels qui la menacent. Notre point de départ se trouve donc dans les théories contemporaines de la reconnaissance qui ont le grand mérite de décrire avec précision 1) la manière dont les relations humaines forgent le rapport individuel à soi, 2) la mesure dans laquelle la capacité à s’orienter en se donnant des règles de comportement (l’autonomie) dépend d’un rapport suffisant solide et positif à soi, ainsi que 3) la vulnérabilité identitaire face aux expériences de l’injustice, lesquelles risquent d’ébranler le rapport à soi et donc d’entraver l’autonomie des individus par un « choc identitaire ». Or, si ces théories permettent de comprendre comment la genèse relationnelle de l’identité entraîne une vulnérabilité du même ordre, le cadre conceptuel qu’elles mobilisent ne permet pas d’envisager une politique éducative capable de renforcer le rapport positif à soi. À la place, le versant politique de ces théories s’est surtout focalisé sur l’abolition des sources institutionnelles des expériences systématiques de l’injustice.

​

Ainsi, dans cette première partie, après avoir reconstruit le cadre conceptuel hérité de ce bassin théorique, nous l’étoffons en recourant aux outils issus de la psychologie narrative et des théories contemporaines du traumatisme, avant d’analyser les tentatives de politiser la reconnaissance. Cette dernière étape est importante en ceci qu’elle permet de saisir les blocages rencontrés par les politiques déjà articulées de la reconnaissance afin d’éviter leur répétition.

 

2. Les compétences identitaires

C’est au début de cette partie que le travail d’épistémologie critique débouche sur la formulation du concept-clé de notre étude. En effet, c’est par l’analyse critique de quatre « moments théoriques » dans les écrits d’Axel Honneth (auteur-phare sur la question de la reconnaissance) que nous dégageons un angle mort, un impensé théorique que nous identifions comme les « compétences identitaires ». Si le vocable « compétence identitaire » (« identity skill » en anglais) était déjà apparu quelques fois dans la littérature scientifique avant notre étude, il s’agissait soit d’un pseudo-concept sans assise théorique ni définition, soit des compétences impliquées dans la gestion de l’identité publique d’une firme. Notre construction du concept, défini d’abord comme une compétence impliquée dans le développement d’un rapport positif et continuellement transformateur à soi-même, représente ainsi déjà un gain théorique important : tout concept est un outil cognitif pour orienter notre attention vers les aspects saillants des situations problématiques, et celui de compétences identitaires interroge précisément la capacité des institutions éducatives à fournir aux élèves les ingrédients nécessaires (mais non suffisants) pour devenir responsables du rapport qu’ils entretiennent avec eux-mêmes. Évidemment, à ce stade il faut encore identifier quelles compétences méritent une telle qualification. Or, le travail d’épistémologie critique au début de cette partie donne déjà une première idée des compétences potentiellement utiles dans le travail identitaire continu. En effet, il semble que Honneth présuppose une série de compétences lorsqu’il décrit la dynamique des « luttes pour la reconnaissance », lorsqu’il se confronte aux questions connexes de l’adoption des perspectives et de la légitimité des normes, et lorsqu’il esquisse dans un livre plus récent les « sphères institutionnelles d’apprentissage à la liberté ». D’un autre côté, quand il s’agit de décrire la vulnérabilité identitaire en tant que telle, Honneth semble présupposer l’absence de compétences semblables, sans pour autant les rendre explicites. Ces compétences concernent notamment l’imagination, la maîtrise des outils narratifs, la compréhension et la gestion des flux émotionnels, la capacité à dialoguer, ainsi que l’esprit critique.

​

Et pourtant, pour fonder notre concept-clé, il ne suffit pas de constater l’oubli de ces compétences dans un bassin théorique quelconque. Au contraire, il faut l’asseoir positivement dans un cadre conceptuel cohérent. Ainsi, le deuxième chapitre de cette partie s’attèle à ancrer le concept de compétences identitaires dans un cadre de réflexivité identitaire. En effet, si l’autonomie est conditionnée par l’identité, il est nécessaire de continuellement lancer une opération réflexive afin de garantir la durabilité du socle psychique de la capacité à s’orienter. Notre chapitre sur la réflexivité et les compétences identitaires commence en associant trois perspectives épistémologiquement distinctes sur la rigidité identitaire afin de dégager leurs points communs. La prise en compte de ces perspectives permet ensuite d’avancer dans l’articulation de l’opération réflexive elle-même, notamment sur base des critiques récentes du concept du « praticien réflexif » de Donald Schön. En effet, la réflexivité de Schön souffre d’un point aveugle précisément au niveau du rapport identitaire qui conditionne, pour le meilleur ou pour le pire, les dynamiques de réflexivité professionnelle. De même, la théorie schönienne tend à oblitérer la dimension relationnelle de la réflexivité. Par la reconstruction de l’opération réflexive qui émerge des critiques de Schön, nous arrivons à une deuxième définition des compétences identitaires, à savoir les compétences qui favorisent l’émergence des expériences relationnelles propices à inciter une opération réflexive et qui étayent l’achèvement de celle-ci. Le chapitre se poursuit en détaillant les cinq champs de compétences qui nous semblent correspondre à cette définition. Nous analysons donc la manière dont les compétences imaginatives, narratives, émotionnelles, dialogiques et critiques participent au développement d’un rapport durablement positifs à soi, en permettant d’intégrer les chocs subis au lieu d’en souffrir les séquelles. Et pourtant, à ce stade, une limite de la dimension compétentielle de la réflexivité identitaire se manifeste. En effet, ce que le langage des compétences ne permet pas de saisir, c’est l’attention à la non-identité de soi à soi : le fait que chacun peut toujours transformer la relation qu’il entretient avec lui-même, qu’aucun soi n’est prédonné ou, encore, qu’aucune identité personnelle n’est essentielle. Sans cette forme d’attention, les compétences identifiées risquent de travailler à contre-sens : si notre attention est orientée vers le caractère essentiel et non-transformable des identités, nous pouvons déployer nos compétences imaginatives, narratives, émotionnelles et autres afin de protéger un rapport identitaire qui n’est plus capable de soutenir durablement l’autonomie.

​

Or, avant d’aborder les pistes pratiques vers lesquelles cette dernière limite nous mène (partie 3), nous terminons cette deuxième partie en explorant le potentiel pédagogique de notre concept-clé dans le chapitre 6, « Les compétences identitaires à l’école ». Cette exploration commence en reconstruisant l’histoire et la réception de l’approche par compétences (APC). Cette approche qui s’enracine dans le monde anglophone des entreprises a été l’objet d’un débat théorique important dans le monde francophone au cours des années 1990. Si le registre des compétences semble avoir conquis l’univers éducationnel de nos jours, cette conquête n’était pas sans résistance, et les raisons derrière la résistance rencontrée sont instructives pour bien cerner ce que les compétences peuvent inclure, en matière de connaissances ou de capacités élémentaires, et ce qui reste hors champ. Ensuite, le chapitre se poursuit en examinant les quelques travaux qui ont osé aborder de front le rapport entre l’identité et l’éducation. Si l’éducation est forcément impliquée dans le développement identitaire, leur articulation explicite peut faire peur, et ceci pour de bonnes raisons. Et pourtant, il est crucial de se livrer réflexivement à cette implication incontournable, sachant que le plus grand soin est requis pour éviter des malentendus évoquant l’image d’une programmation extrinsèque de l’identité. Ce travail a été entamé notamment par le psychologue Elli Schachter, qui propose une grille analytique pour baliser les points de contact entre l’identité et l’éducation, et par Mark Bracher, professeur de littérature qui propose une pédagogie radicale à partir de la psychanalyse lacanienne. Or, la base épistémologique mobilisée par Bracher complique son applicabilité aux cadres éducationnels existants, ce qui explique la réception plutôt tiède de son approche pourtant très originale et rigoureuse. Ainsi, selon notre hypothèse, un recadrage des enjeux identitaires à partir du registre éprouvé des compétences permet d’avancer vers un véritable potentiel pratique – celui d’outiller nos futurs citoyens pour le travail identitaire qui sera le leur tout au long de la vie – en respectant toutefois les normes épistémiques qui régissent le monde de l’éducation.

​

Ensuite, ce chapitre (6) sur les compétences identitaires à l’école interroge la viabilité d’une approche qui développerait ces compétences dans le cadre d’un « cours spécial ». Pour ce faire, nous examinons deux pratiques existantes qui cherchent à entraîner certaines compétences identifiées dans le chapitre précédent. Le premier cas concerne le cours de philosophie et de citoyenneté (CPC) récemment introduit en Belgique dont nous identifions les points forts à la lumière notre cadre conceptuel. En effet, le référentiel de compétences associé à ce cours permet d’apprécier une volonté de développer les compétences émotionnelles, dialogiques et critiques, notamment afin d’aider les étudiants à s’ouvrir à de nouvelles perspectives. Par contre, ce programme ne vise pas le développement des compétences cruciales relevant de l’imagination et de la narrativité. Le deuxième cas est celui des cours américains basés sur la psychologie positive, comme le Penn Resiliency Program. Si un tel programme a le mérite de rendre explicite l’intérêt d’une forme de « santé mentale préventive », son ancrage épistémologique en fait un mauvais candidat pour le développement des compétences identitaires (à part la compétence critique). En effet, la psychologie positive dans son ensemble est hantée par un individualisme trop important, laissant croire que les individus peuvent s’auto-affecter sans rapport à autrui, alors que notre construction de l’opération réflexive dans le chapitre 5 démontre le rôle crucial joué par l’inclusion d’une altérité, sans laquelle il manque à l’individu un fond contre lequel les aspects de son rapport à lui-même peuvent dévoiler leur contingence. Pourtant, les problèmes distincts rencontrés par ces deux approches restent finalement secondaires à leur obstacle commun : le fait qu’un seul cours n’est pas à même d’assurer le développement de compétences transversales aussi importantes.

​

Enfin, ce chapitre, ainsi que la partie 2 de notre étude, se termine en posant une nouvelle question : si l’idée d’un cours à part n’est pas suffisante, que faudrait-il, au niveau de la posture enseignante, pour développer les compétences identitaires dans les cours de n’importe quelle discipline ? De nouveau, nous comparons les deux approches existantes vraisemblablement les plus proches de notre tableau de compétences. La première est la psychologie éducative néo-meadienne de Jack Martin. Si la psychologie développementale de G. H. Mead était centrale dans la première partie de notre étude en raison de sa mobilisation par Axel Honneth, nous avions déjà formulé certaines critiques à l’égard de sa traduction en pensée éducative. En effet, la notion d’adoption des perspectives – cruciale pour l’incorporation d’une altérité – forme le noyau conceptuel de la pensée meadienne, mais deux problèmes majeurs compliquent la traduction éducative. Le premier concerne le rôle joué par l’imagination, la narrativité et les émotions dans le mouvement de « décentrement ». L’approche formulée par Martin table quasi exclusivement sur l’échange de positions – physique et dialogique – afin de garantir l’adoption des perspectives alternatives. Or, si cette approche esquisse utilement l’importance du dialogue et de l’esprit critique pour former des citoyens ouverts et éclairés, son problème le plus incontournable concerne le niveau d’abstraction auquel il se construit. En effet, le rôle de l’enseignant est conçu comme celui d’un médiateur entre perspectives, mais son activité au quotidien n’est pas très bien définie. Finalement, si cette approche coïncide avec notre point de départ psychologique et offre une critique intéressante de certaines pratiques actuelles (comme, par exemple, la psychologie positive), elle ne débouche pas sur une posture enseignante viable. Ainsi, nous nous tournons vers l’approche néo-vygotskienne de Kieran Egan, philosophe irlandais de l’éducation qui propose une pédagogie basée sur la « forme-récit ». Cette pédagogie est conçue et présentée d’une manière directement applicable : Egan montre comment scénariser un cours de manière à générer une tension émotionnelle qui stimule de l’intérêt et qui motive l’apprentissage collectif, comment exploiter les outils-clés que sont l’imagination et la narrativité pour forger des liens entre les idées abstraites (les concepts scientifiques chez Vygotski) et l’expérience vécue (les concepts spontanés), et comment une telle construction du cours permet de garder toute la matière disciplinaire mais en travaillant davantage de compétences transversales. Nous trouvons dans cette pédagogie l’ensemble des compétences identitaires identifiées en amont, à l’exception de la compétence critique. Pourtant, même cette lacune semble être prise en compte par la perspective vygotskienne ; comme le démontre Matthew Lipman, la forme de dialogue qui émerge lors des discussions menées dans un tel cadre n’est rien d’autre que l’esprit critique qui s’exprime sur le plan collectif avant d’être intériorisé par les élèves qui y participent. Enfin, si Egan formule ses acquis d’apprentissage en termes d’« outils cognitifs », notre analyse de l’APC démontre que les compétences sont précisément de tels outils. Ainsi, une reformulation de la pédagogie d’Egan dans le registre des compétences permet d’augmenter sa compatibilité avec le monde éducatif actuel sans altérer le fond de sa proposition très originale et intéressante.

​

Pour résumer les résultats-clés de cette partie de l’étude, nous pouvons dire : 1) que le concept de compétences identitaires, proprement assis dans le cadre conceptuel de la réflexivité identitaire, permet de dépasser une série de blocages institutionnels, épistémologiques et pédagogiques à l’inclusion des enjeux psychologico-identitaires dans le cadre de l’éducation publique, 2) qu’un cours spécial reste insuffisant pour développer de telles compétences, et 3) que la meilleure opportunité pour garantir leur développement réside du côté d’une posture pédagogique généralisable à tout sujet disciplinaire.

​

3.Attention et gouvernance scolaire

Cette partie de l’étude procède à un double déplacement, à savoir celui des compétences vers l’attention et celui de la pédagogie vers la gouvernance scolaire. En effet, si nous avons pu identifier une posture pédagogique qui reprend presque la totalité de nos compétences identitaires, deux questions cruciales se posent en parallèle. La première concerne l’attention à la non-identité du soi, que nous avons identifiée comme cruciale pour assurer la bonne utilisation des compétences identitaires. La seconde concerne plutôt les conditions institutionnelles qui favorisent ou qui inhibent une posture enseignante à même de développer les compétences identitaires et de participer à l’orientation collective de l’attention vers la transformabilité du soi.

​

Cette partie commence en abordant la première question à partir d’une étude critique de la self-theory theory de Carol Dweck. Psychologue positive ayant commencé sa carrière en étudiant le lien entre la motivation et le type de but que l’on se donne (achievement goal theory), Dweck a fondé un vaste champ de recherche psychologique sur les théories implicites qu’a chacun sur la nature et la malléabilité du soi. Au départ, en travaillant sur la distinction entre les buts d’apprentissage et les buts de performance, Dweck cherchait à comprendre ce qui amenait des gens à se donner des objectifs liés au développement des capacités à la place des objectifs permettant de démontrer des capacités déjà acquises. La réponse ? Ceux qui concevaient l’intelligence comme une entité fixe étaient plus enclins à démontrer ce qu’ils maîtrisaient déjà, alors que ceux qui voyait l’intelligence comme étant le produit des efforts prestés étaient plus attirés par les opportunités d’apprentissage. Au fil des années, le programme de recherche basé sur ces expériences a généralisé son concept-clé pour inclure non seulement l’intelligence, mais tout ce qui participe à l’identité. Ainsi, plus de trois décennies de recherche ont été menées en psychologie pour comprendre le rôle joué par les croyances implicites (les « théories profanes ») concernant le soi et sa transformabilité. Ce paradigme a produit des recommandations d’ordre pédagogique, mais celles-ci restent fondamentalement limitées à l’usage d’expressions ou de vocables précis qui renvoient au caractère non-essentiel du soi. Le problème que nous avons identifié, qui complique autant les résultats empiriques que les traductions pédagogiques, c’est la formulation de ces théories implicites en termes de croyances. Si une croyance peut s’appliquer uniformément à tout contexte, les self-theories ne semblent pas agir ainsi. Une reconstruction de l’enjeu dweckien en termes d’attention au caractère non-essentiel du soi permet à la fois de résoudre une tension identifiée dans les résultats empiriques et d’envisager une application éducative bien plus compréhensive. En aval de cette reconstruction, nous arrivons à la double piste suivante : pour s’ériger en modèle de la transformabilité identitaire, les enseignants doivent pouvoir continuer à se développer tout au long de leur carrière tant sur le plan professionnel que personnel ; pour attirer l’attention des élèves vers leur propre développementalité, les enseignants requièrent une certaine autonomie attentionnelle leur permettant de se focaliser sur les élèves eux-mêmes ainsi que sur leurs zones prochaines de développement, sans être distraits par la multiplicité des demandes attentionnelles.

​

Les trois chapitres restant de cette partie explorent donc les modalités institutionnelles qui favorisent ou qui compliquent la constitution d’un corps enseignant à même d’attirer l’attention des élèves vers la transformabilité du soi. Le chapitre 8 aborde la formation des enseignants, se penchant notamment sur le concept de l’enseignant réflexif et la manière dont une psychologie éducative donnée peut pré-orienter l’attention des enseignants-en-devenir. En effet, la majeure partie de la littérature scientifique sur la réflexivité enseignante se focalise sur ce moment préprofessionnel. Or, nous constatons que ces mesures préparatoires sont très limitées pour garantir une posture attentionnelle qui perdure une carrière durant. Une telle posture requiert, bien plus fondamentalement, un cadre institutionnel qui valorise l’autonomie attentionnelle des enseignants et qui reste conscient des facteurs qui produisent des postures défensives. L’exploration de toutes ces modalités institutionnelles occupe ainsi la majorité de cette partie.

​

Dans le chapitre 9 (La gouvernance de l’école), nous faisons une analyse top-down de la gouvernance scolaire afin de repérer, à tous les nivaux d’organisation, les meilleures pratiques ainsi que les écueils à éviter. Le chapitre commence donc par l’examen des politiques éducatives formulées à un niveau national ou régional. Il passe ensuite à l’organisation de l’apprentissage collectif au sein d’une école donnée, afin d’identifier comment les différentes formes de collaboration prennent forme sur base des configurations gouvernementales, et comment cette collaboration peut stimuler la pratique réflexive (qui mène au développement continu) ou bien l’entraver par l’inclusion exagérée de perspectives tierces. En effet, si trop de tiers sont invités à intervenir dans l’activité d’un enseignant, son attention risque d’être déformée par l’anticipation des regards évaluatifs décontextualisés. Dans ce cas, au lieu de focaliser son attention sur les buts pédagogiques qui lui semblent importants, l’enseignant peut se sentir contraint de se positionner défensivement afin de prévenir toute critique extérieure. Ensuite, nous examinons davantage la manière dont le régime normatif d’une école est vécu subjectivement par les enseignants. Le chapitre esquisse un idéal-type du cas à éviter : quand l’autorité légitime des enseignants est consolidée aux niveaux hiérarchiques supérieurs de l’institution, et quand les autres participants à la vie de l’école (parents, élèves, direction, conseillers externes, etc.) ont trop de pouvoir sur la manière dont un enseignant mène son activité professionnelle, celui-ci se retrouve tout seul au centre d’un cercle de regards évaluatifs, et le développement des postures défensives ne doit surprendre personne. Enfin, le chapitre se termine avec un pas de recul pour apprécier le rôle de la culture scolaire dans la manière dont une forme de gouvernance scolaire est vécue.

​

Le chapitre 10 reprend les mêmes enjeux du chapitre précédent, mais à partir de concepts différents et en vue de produire un idéal-type positif de la relation pédagogique qui peut se produire lorsque les enseignants disposent d’une autorité saine et légitime pour ancrer leur posture réflexive et d’une autonomie attentionnelle suffisante pour orienter l’attention collective de la classe vers les potentialités développementales de tout un chacun. C’est le concept d’interpellation qui nous permet d’articuler comment les désirs d’apprendre des élèves et des enseignants peuvent s’amplifier mutuellement. En effet, l’introduction de ce concept nous déplace d’un cadre de « capacitation » vers un cadre de motivation durablement soutenue par les relations pédagogiques réussies. De même, par l’apport d’outils théoriques supplémentaires portant sur l’attention collective (notamment les travaux récents d’Yves Citton), ce chapitre nous donne l’occasion de préciser davantage en quoi l’autonomie attentionnelle, en tant qu’horizon idéal et non en tant que phénomène absolu, consiste concrètement. Rejoignant les analyses précédentes sur le professionnalisme enseignant (ch. 8 & 9), nous démontrons que l’autonomie attentionnelle requiert un seuil minimal de contrôle collectif des conditions de travail par les enseignants, car pour agir sur son attention future il faut pouvoir modifier l’environnement qui conditionne ses perceptions à venir. Enfin, ce chapitre supplémentaire se termine en résumant les facteurs institutionnels qui dirigent l’attention des enseignants par le haut, qui distraient ceux-ci, et qui déforment leur regard sur leur activité professionnelle.

​

4. L’école, la société et sa transformation

Cette dernière partie inscrit notre étude dans un champ plus large en appréciant les héritages philosophiques qui l’ont informée et ensuite en mettant en évidence la pertinence actuelle d’un « tournant identitaire » de l’éducation.

​

L’intérêt de confronter les résultats de notre étude aux écrits de deux philosophes – Michel Foucault et J.G. Fichte – qui n’ont pas été mobilisés dans notre argumentation n’est pas purement académique. Si cette confrontation permet de reconnaître comment nos idées formulées dans le langage actuel de l’éducation ont une histoire bien plus longue, elle offre également l’occasion d’apporter des précisions supplémentaires par les contrastes qui apparaissent avec des positions très similaires. En effet, la manière dont Foucault aborde la question du souci du soi résonne avec notre approche pédagogique à la réflexivité identitaire, et la politique éducative de Fichte, qui a évolué tout au long de sa période productive, débouche sur une défense passionnée du contrôle collectif des institutions scolaires par un corps professoral doté d’une autorité légitime.

Ensuite, l’avant-dernier chapitre examine les évolutions technologiques, légales et sociétales qui font de l’identité un enjeu primordial pour le 21e siècle. Nous démontrons que ces évolutions accordent à l’individu plus de pouvoir que jamais sur l’image qu’il se fait de lui-même et plus généralement de son rapport à lui-même. Évidemment, ce pouvoir accru exige une hausse proportionnelle de prise de responsabilité, notamment à cause du lien établi entre le rapport à soi et l’autonomie. Prendre responsabilité de ses actions spontanées implique de prendre responsabilité de son identité, d’où l’urgence de développer les compétences identitaires et d’orienter notre attention collective vers la développementalité humaine : la transformabilité inéliminable de tout rapport à soi.

​

Enfin, notre étude se termine en se tournant vers le futur du climat. Dans un court chapitre, nous esquissons des liens entre, d’un côté, la responsabilité identitaire et, de l’autre, autant la responsabilité écologique individuelle que le succès des mouvements politiques revendicateurs d’actions capables de garantir durablement un climat favorable à la vie humaine – l’intérêt commun par excellence.

bottom of page